Patriarche Youssef
Lent 2017
22 3 2017
Lettre de S.B. le Patriarche Gregorios III
pour le Saint et Grand Carême 2017
“Avec les larmes je voudrais effacer la trace écrite de mes fautes, Seigneur” (Vêpres du dimanche soir, quatrième ton).
Avec cette hymne spirituelle nous accueillons le saint et grand Carême. Avec la femme pécheresse et la prière du commun des Grandes Complies, nous disons: “Donne-moi des larmes, Seigneur, comme àla pécheresse d’autrefois, et permets-moi de les répandre sur tes pieds, car ils m’ont détourné du chemin de l’erreur; et je t’offrirai comme un parfum de bonne odeur la conversion de mon cœur et la pureté de ma vie afin d’entendre ta douce voix me dire: Va en paix, ta foi t’a sauvé”.
Bien-aimés, je souhaite contempler avec vous la force des larmes du repentir, sur le chemin du jeûne nous conduisant àla joie de la Résurrection.
C’est pourquoi je vous présente dans cette lettre, àtravers les Ecritures Saintes et les écrits des saints Pères, des citations visant ànous aider ànous présenter devant le Seigneur Jésus, qui nous interpelle ainsi: “Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte àclef, et prie ton Père qui est présent dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le revaudra” (Matthieu 6, 6).
Jésus Lui-même a versé des larmes à plusieurs reprises durant sa vie terrestre; des larmes qui ont été des expressions de sa miséricorde, de son amour, de sa compassion, de sa tendresse et de sa sympathie.
Les larmes dsans les Psaumes
Les Livres Saints nous invitent à une rencontre intime avec Dieu, en nous donnant des exemples de repentir par le moyen des larmes, dont les larmes de David, qui a exprimé son repentir par le psaume 50 (51), après ses deux péchés: le meurtre et l’adultère.
Les expressions de repentir se répètent, mêlées de larmes, en plusieurs occasions, dans les Psaumes: “Je m’épuise en gémissements, chaque nuit, j’arrose ma couche; de mes larmes j’inonde mon lit” (Psaume 6, 7). Et dans le Psaume 101 (102), il exprime la douleur de son cœur ainsi: “A force de gémir, ma peau s’est collée à mes os. Je ressemble au pélican du désert […]. Et ma boisson est mêlée de larmes” (Psaume 101/102, 6-7 et 10).
Dans le Psaume 30 (31), le prophète s’exclame: “Ma vie se consume dans la souffrance et mes années dans les gémissements” (verset 11). A la fin, il soupire en disant: “Quand retournerai-je paraître devant la face de Dieu? Mes larmes sont jour et nuit ma nourriture” (Psaume 42-43, 2-3).”Aussi j’avale la cendre avec mon pain et ma boisson est mêlée de larmes” (Psaume 101/102, 10).
Les larmes chez les Prophètes
Dans le livre de Joël, et par la voix du Prophète, Dieu invite le peuple à pleurer: “Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil. Déchirez votre cœur, et non vos vêtements, revenez au Seigneur, votre Dieu. […] Entre le vestibule et l’autel, les prêtres, sertviteurs du Seigneur, pleurent et disent: Epargne, Seigneur, ton peuple, et ne donne pas ton héritage en opprobre pour que les nations dominent sur lui” (Joël 2, 12-13 et 17).
Le Prophète Malachie dit aux prêtres: “Vous couvrez de larmes l’autel du Seigneur, de pleurs et de gémissements” (Malachie 2, 13). Et Dieu écoute les cris du peuple: “Car il ne Te plait pas que nous soyons perdus, mais, après la bourrasque, Tu fais venir le beau temps, et après les larmes Tu donnes la joie” (Tobie 3, 22, selon la Vulgate). Les Livres Saints parlent amplement de rencontres et de réconciliations qui se font par le moyen des larmes et des étreintes.
Les larmes nous mènent àDieu, font se rapprocher les adversaires et expriment le repentir et la réconciliation.Les larmes dans le Nouveau Testament
Dans le Nouveau Testament, nous voyons Jésus pleurer deux fois: àla mort de son ami Lazare – “Jésus pleura” (Jean 11, 35) – et sur Jérusalem: “Quand Il fut proche, àla vue de la ville, Il pleura sur elle” (Luc 19, 41).
Les larmes sont une expression du remerciement et du repentir: “Aussitôt le père de l’enfant de s’écrier: Je crois! Viens en aide àmon incrédulité!” (Marc 9, 24). Aussi la femme pécheresse: “Se plaçant plus en arrière, àses pieds, toute en pleurs, elle se mit àlui arroser les pieds de ses larmes; puis elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum”(Luc 7, 38). Et Saint Pierre: “Sortant dehors, il pleura amèrement” (Luc 22, 62), après avoir renié Jésus trois fois avant sa mort.
Jésus promet aux Apôtres que leur tristesse se transformera en joie: “En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie” (Jean 16, 20).
Saint Paul, dans les larmes, exhorte la communauté chrétienne en disant: “Veillez, donc, et rappelez-vous que, trois années durant, nuit et jour, je n’ai cessé d’admonester avec larmes chacun d’entre vous” (Actes 20, 31). “C’est lui qui, aux jours de sa vie mortelle, offrit prières et supplications, accompagnées d’un grand cri et de larmes, à Celui qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé pour son esprit de religion” (Hébreux 5, 7).
Dans l’Apocalypse de Jean, Dieu essuie les larmes de ses fidèles: “Car l’Agneau qui est au milieu du trône les fera paître et les conduira aux sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux” (Apocalypse 7, 17); “Il essuiera toute larme de leurs yeux: il n’y aura plus de mort; il n’y aura plus ni deuil, ni gémissement, ni douleur, car le premier monde aura disparu” (Apocalypse 21, 4).
Il faut mentionner aussi les larmes versées à cause du péché des autres: “Mes yeux versent des torrents de larmes, parce qu’on n’observe plus ta Loi” (Psaume 118/119, 136). “Je pleurerai en secret votre orgueil; et mes yeux verseront des larmes, car le troupeau du Seigneur est emmené captif” (Jérémie 13, 17).
Saint Paul s’adresse ainsi aux Corinthiens: “Je crains qu’à ma prochaine visite mon Dieu ne m’humilie à votre sujet, et que je n’aie à pleurer sur plusieurs de ceux qui ont péché précédemment et n’ont pas fait pénitence pour leurs actes d’impureté, de fornication et de débauche” (2 Corinthiens 12, 21). Et Saint Jacques exhorte les chrétiens dans son Epître: “Lavez vos mains, pécheurs […]. Gémissez sur votre misère, pleurez” (Jacques 4, 8-9).
Les larmes dans l’hymnographie
Dans les prières préparant les fidèles aux grandes fêtes (la Nativité et la Théophanie), nous trouvons plusieurs invitations à pleurer: “En guise de myrrhe versant nos pleurs et les offrant au Christ né pour nous selon la chair, de notre chair purifions les infamies” (Petites Complies, 22 décembre).
Les invitations àpleurer se répètent dans les prièresde Matines. Toutes ces prières ont leur origine dans les Psaumes, appelés “Cantiques des degrés”, qui se récitent dans la Liturgie des Présanctifiés.
L’Octoèqueest l’école des larmes, du repentir et de la piété. En voici quelques passages:
“Aie pitiéde moi, ôDieu, aie pitié, gémissait David pour les deux péchés qu’il avait commis; et moi, pour les myriades de mes fautes, je Te crie: Lui inondait sa couche de ses larmes, mais moi je n’en ai pas une seule goutte; dans mon embarras, je Te supplie: Aie pitiéde moi, ôDieu, selon ta grande miséricorde” (Matines du lundi, deuxième ton).
“Comme est effrayante la sentence que tu émettras pour qui aura péché; libère-moi de cela, ôChrist, en me donnant les larmes de la conversion avant la fin” (Matines du lundi, deuxième ton).
“Arrête, ô Christ, les vagues de mes énormes péchés; je Te crie: Donne-moi des pluies de larmes qui puissent laver la souillure qui provient de ma stupidité, et sauve-moi, Toi qui par ta miséricorde as sauvé la pécheresse qui de toute son âme montrait son repentir” (Matines du mardi, deuxième ton).
“Lave-moi avec les larmes, ô Sauveur, car je suis embourbé par beaucoup de péchés” (Matines du lundi, quatrième ton).
“Vaste est l’océan de mes fautes, ô Sauveur, et je suis horriblement immergé dans mes péchés; tends-moi la main comme à Pierre et sauve-moi, ô Dieu, et aie pitié de moi” (Vêpres du dimanche, premir ton).
Les prières des Matines du lundi et du mardi sont spécialement riches en piété; c’est pourquoi ells sont appelées “l’école de la piété et du repentir”.
Des prières s’adressent à Jean-Baptiste pour qu’il aide le pénitent: “O Jean, qui jadis dans les flots du Jourdain as baptisé la purification du monde entire, retire-moi de l’abîme de mes péchés et lave-moi des taches de toute sorte, et suppliant toujours l’Ami des hommes, toi qui es un intercesseur écouté” (Matines du mardi, premier ton).
Nous trouvons presque chaque jour des mentions des larmes dans l’Octoèque. A plusieurs reprises sont spécialement mentionnées les larmes de Pierre et de la femme pécheresse, ainsi que l’expression ”les larmes du repentir”:
“Comme la pécheresse je serre tes pieds et les lave avec larmes, ô Verbe; et Toi lave-moi, ô Sauveur, de la boue de mes passions” (Matines du mardi, quatrième ton).
“Comme la pécheresse je t’offre les larmes, ô Ami des hommes, comme le publicain en gémissant je Te crie: Sois-moi propice et sauve-moi; comme la Cananéenne je m’exclame: Aie pitié de moi; comme à Pierre repentant, accorde-moi le pardon” (Matines du mardi, deuxiéme ton plagal).
Le Triode, le livre spécial du Carême, est une autre école de spiritualité des larmes.
Le dimanche du Pharisien et du Publicain, nous lisons: “Frères, que chacun de nous s’humilie, dans les larmes et les gémissements frappons notre conscience” (Ikos). Et là, l’invitation à suivre l’exemple du publicain se répète: “Les soupirs du publicain Dieu les approuva: en le justifiant, Il montra clairement qu’Il exauce toujours la prière de ceux qui, dans les larmes et les gémissements, implorent la rémission de leurs péchés” (Ode 8).
Le fils prodigue est le plus grand modèle de repentir et de larmes. Le dimanche du Fils Prodigue nous lisons: “O Christ, vois la détresse de mon cœur; ma conversion et mes larmes, ne les méprise pas”(Ode 9).
Dans la semaine de la Tyrophagie, nous lisons: “Le jeûne, la prière et les pleurs et notre humble comportement, tells sont les présents que nous portons à Celui qui pour nous s’est abaissé, afin qu’au temps du Carême Il nous accorde le pardon de nos péchés” (Vendredi de la Tyrophagie, Ode 5).
Le dimanche de la Tyrophagie, la mémoire nous porte à la chute d’Adam et d’Eve; les prières décrivent Adam comme étant en larmes; nous lisons: “Allons, ma pauvre âme, il te faut pleurer maintenant, au souvenir d’autrefois” (Ode 1); “Dans le jeûne ofrons-Lui nos larmes, nos aumônes et la componction de notre cœur” (Cathisme, Doxa).
Les prières invitent aussi toute la création à pleurer: “Vous les anges, en chœur, versez des larmes sur moi, et vous, les beautés du Paradis, les magnifiques arbres de là-bas, […] ô riantes prairies, ô douceur du Paradis, arbres plantés par Dieu, faites couler maintenant de vos feuilles, comme d’autant d’yeux, les larmes qui pleureront ma nudité et mon éloignement de la gloire de Dieu” (Ode 4). “Je pleure, l’âme abattue, et je veux ajouter des flots de larmes dans mes yeux, lorsque je vois et reconnais la nudité que j’ai soufferte par suite de ma transgression” (Ode 5). “Adam s’assit autrefois pour pleurer dvant la porte du Paradis, et, la tête dans ses mains, il disait: Dieu de tendresse, prends pitié de moi, pauvre pécheur” (Ikos).
J’ajoute, de ce dimanche de la Tyrophagie, cette belle prière, mise dans la bouche d’Adam: “Hélas, s’écrie Adam tout en larmes, la femme et le serpent m’ont privé de la divine amitié et, par le fruit de l’arbre défendu, ils m’ont frustré des joies du Paradis. Hélas! Comment souffrirai-je la honte désormais? Moi qui jadis sur terre fus le roi de toutes les créatures de Dieu, maintenant je deveins leur esclave pour un perfide conseil; jadis j’étais revêtu d’un immortel éclat, et maintenant, pauvre mortel, je suis enveloppé du linceul de la mort. Hélas! Qui trouverai-je pour pleurer avec moi? Toi, Seigneur, ami des hommes, qui de terre m’a tiré, rappelle-moi de la servitude de l’Ennemi et, dans ta compassion, accorde-moi le salut” (Laudes 1).
L’invitation à mêler les larmes avec la prière se répète: “Entrant sur le stade du Carême, efforçons-nous par la tempérance d’humilier notre chair, dans la prière et les larmes recherchons le Seigneur notre Sauveur, et disons-Lui, pour faire oublier nos mauvaises actions: Contre Toi nous avons péché” (Dimanche soir de la Tyrophagie, à Vêpres). Aussi: “Comment pleurerai-je mon bannissement? Par quelle action commencerai-je mon salut?” (Lundi de la première semaine du Carême, à Matines, Ode 1). Et encore: “O Christ, en ce Carême commençant, accorde-moi les larmes de componction pour effacer la souillure de mes passions, afin que je paraisse purifié” (Première semaine, lundi, à Vêpres, lucernaire).
Le Grand Canon de la Pénitence, qui se récite dans la cinquième semaine de Carême, se caractérise par l’invitation à pleurer. Nous lisons: “Par où commencerai-je, quand je dois pleurer toutes les œuvres de ma vie? Par quel exorde faut-il chanter mon deuil?” (Jeudi du Grand Canon, Matines, Ode 1). “Agneau de Dieu, qui ôtes le péché du monde, allège mon fardeau, libère-moi du carcan de mes fautes, accorde-moi, dans ton amour, le pardon de mes péchés” (Matines, Ode 1). “Comme la pécheresse je Te crie: j’ai péché, contre Toi seul j’ai péché; omme la myrrhe autrefois, reçois mes larmes, Dieu Sauveur” (Matines, Ode 2). “Comme David, je suis tombé dans le gouffre où je me suis embourbé, mais comme lui, ô mon Sauveur, dans les larmes purifie-moi” (Matines, Ode 2). “Je n’ai pas la componction ni les larmes du repentir; tout cela, donne-le moi, mon Sauveur et mon Dieu” (Matines, Ode 2).
“Prête l’oreille à mes soupirs, au murmure de mon cœur, reçois les larmes de mes yeux et sauve-moi, Dieu Sauveur” (Matines, Ode 2).
Dans les Ménées, les prières sont très riches, avec des mots décrivant les larmes et le repentir des saints, dont le tropaire des Ascètes: “Par les flots de tes larmes, tu as fait fleurir le désert aride; par tes profonds gémissements, tu as fait rendre à tes souffrances des fruits au centuple”. Les hymnes s’adressent ainsi à Paul, le premier ascète: “Passant toute ta vie dans la détresse et les pleurs, c’est pourquoi tu jouis maintenant, vénérable Père que Dieu a glorifié, de la divine consolation et de l’allégresse sans fin” (15 janvier, Vêpres).
Les larmes dans la tradition ascétique
J’ai préparé cette lettre pendant mon séjour annuel en Egypte. Ayant visité le monastère de Saint Macaire, j’y ai pris un des livres du célèbre moine Matta el-Miskin (1919-2006), intitulé La vie de prière orthodoxe (1976); le chapitre 7 a comme titre: “Les larmes”. Il m’a paru très utile de citer quelques passages en relation avec le thème de ma lettre.
“Il est difficile de parler des larmes. Ne sont-elles pas le signe de la carence de la parole? Quand la langue est incapable de s’exprimer, le cœur le fait et les yeux parlent avec les larmes.
“Qui peut interpréter ce langage, où les sentiments sont tous mêlés en une seule goutte? C’est une langue qui parle toutes les langues! Une langue de l’âme, qui déverse le trop-plein de ses sentiments les plus sincères.
“Les larmes sont la consolation de l’opprimé, la patrie de l’étranger, les parents de l’orphelin, le repos de ceux qui sont épuisés, l’expiation des fautes, le signe du repentir, le gage de la conversion.
“Elles lavent le cœur, purifient les membres, guérissent l’âme malade.
“Elles sont le langage de l’esprit, la prière du silencieux, le mépris du monde, la tendre nostalgie du ciel, l’attente de la mort.
“Et si les larmes peuvent susciter l’ironie de certains cœurs fermés par les chaînes de la dureté, quand ells rencontrent les cœurs misériordieux, ells les font littéralement fondre.
“Même si elles ne peuvent attendrir la dureté des chefs, elles peuvent gagner la tendresse de Dieu: ‘Détourne de moi tes yeux, car ils me fascinent’ (Cantique des Cantiques 6, 5).
“O larmes, combien vous paraissez méprisables aux yeux des sages et des savants qui ont fait de vous le signe de la faiblesse et de la démission de la personnalité! Mais au contraire, combien grande est votre gloire puisque le Seigneur Lui-même a béatifié les yeux qui se parent de vous: ‘Heureux vous qui pleurez maintenant’ (Luc 6, 21)!
“Saint Jean Climaque, nous entretenant de son expérience des larmes, dit qu’elles sont mère et fille de la prière (cf L’Echelle Sainte 9, 1). Et c’est bien vrai: les larmes poussent à se retirer dans sa chambre pour la prière, et là, les sources vives des larmes nous sont confiées afin que nous puissions y puiser à volonté: ‘Qui fera de ma tête une source d’eau, de mes yeux une fontaine de larmes, pour que je pleure jour et nuit?’ (Jérémie 8, 23).
“Nous pouvons résumer ainsi les principes les plus importants développés par le Père Isaac:
1 – “Les larmes sont intimement liées aux vraies motivations de la prière qui jaillissent soudain du fond de l’âme, l’envahissent et la remplissent d’un sentiment immense qu’on ne peut contenir, ni exprimer devant Dieu, sinon justement par les larmes abondantes et spontanées”.
2 – “De même qu’il existe une variété de motivations de la prière, il y a nécessairement différents genres de larmes”.
3 – “Parmi les diverses motivations de la prière, le Père Isaac en dénombre cinq qui sont accompagnées de larmes fécondes:
A – “Les larmes provoquées par le souvenir du péché; ces larmes brisent le cœur et sont causes de tristesse.
B – “Les larmes de la contemplation de la perfection de Dieu, et des gloires à venir qui nous sont préparées; les sources de ces larmes sont abondantes, épanouissent le cœur et sont porteuses d’espérance.
C – “Les larmes de la peur de l’Enfer et du Jugement qui se distinguent des larmes du souvenir du péché.
D – “Les larmes à propos des autres, pleines de tristesse et de solicitude (à condition qu’elles ne contiennent ni jugement ni sentiment vindicatif).
E – “Les larmes de la gêne et de la misère que subissent les pauvres de Dieu à cause de la dureté du monde et des oppresseurs” (La vie de prière orthodoxe, 1976, pp. 527-528).
Matta El-Miskin fait ensuite parler les Pères de l’Eglise sur le thème des larmes (Homélies ascétiques, pp. 537-541).
La spiritualitéliturgique
Ma lettre de ce Carême est le fruit de ma relation avec nos prières litiurgiques. Je constate malheureusement une séparation entre la spiritualité des prières liturgiques et la spiritualité personnelle. Nous ne vivons plus de la spiritualité de nos liturgies. Nous considérons nos prières liturgiques et nos rites comme étrangers à notre spiritualité et à notre vie. C’est pour cela que beaucoup, malheureusement, ne prient pas avec les prières liturgiques, et prient avec des prières qui leur sont spéciales. Nos Pères sont nos maîtres dans la foi et dans la piété. Nos prières liturgiques sont nos livres spirituels, nos lectures spirituelles quotidiennes.
De plus, nos prières liturgiques quotidiennes sont le moyen le plus facile pour connaître les écrits des Pères, l’histoire des Saints et les exemples de leurs vies. En effet, les hymnographes lisaient les livres des moines et des saints, et à travers leurs méditations dans ces livres, ils s’en inspiraient pour composer leurs poésies et leurs hymnes liturgiques, qui nous sont parvenus.
La prière liturgique est une rencontre avec les Saints
Ce qui est dit ci-dessus s’applique au thème de ma lettre de Carême au sujet des larmes. C’est pour cela que je reprends et répète mon appel aux fils et aux filles de notre Eglise Grecque-Melkite Catholique, surtout au clergé des paroisses, aux religieux et aux religieuses, pour qu’ils ne négligent pas les prières liturgiques quotidiennes, et qu’ils y fassent participer les fidèles lors des fêtes du Seigneur et des saints moines et des Pères de l’Eglise. Les prières liturgiques sont une sorte de lecture quotidienne de l’Ecriture Sainte, de l’Ancien Testament et du Nouveau, ainsi que des livres et écrits des saints Pères.
Le langage des larmes
Pleurer est une langue. C’est une expression silencieuse, éloquente et profonde des sentiments intimes de l’être humain. C’est ainsi qu’il en est des larmes de la femme pécheresse, ou des pleurs de Pierre. Quand les paroles sont incapables de s’articuler en sentiments, alors les larmes jaillissent des yeux comme d’une source, en une activité corporelle et spirituelle à la fois. Les yeux pleurent. Le cœur pleure. Tout l’être humain pleure. La prière est le temps le plus propice pour exprimer les sentiments les plus profonds par les larmes.
Pleurer avec ceux et celles qui pleurent
Saint Paul nous exhorte en ces termes: “Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui sont dans les pleurs” (Romains 12, 15). Que de gens qui pleurent, qui sont endeuillés, blessés, malades, souffrants, affamés, assoiffés, dans notre société, surtout aujourd’hui dans notrre Proche-Orient, accablé par le joug de l’émigration, du terrorisme, de la violence, de la guerre, du takfirisme, de la mort et du crime.
Devant ce monde de violence, nous avons besoin d’une grande somme de larmes. C’est comme si nous étions les mères de Bethléem, qui ne veulent pas se consoler après le massacre des Innocents, leurs enfants.
Le Carême est une période sainte, qui plait à Dieu, un temps propice pour pleurer avec les autres, en même temps que pour les bonnes œuvres, surtout celles de la solidarité avec ceux et celles qui sont dans les larmes, avec notre amour, notre don, notre service et nos sacrifices. Que nos larmes soient celles de la pénitence, de la rencontre avec Dieu et de l’amour! Que ce soit notre voie vers le prochain qui est en difficulté!
A cela nous exhorte le Pape François dans son Message pour le Carême 2017: “Le Carême est un temps propice pour ouvrir la porte à ceux qui sont dans le besoin et reconnaître en eux le visage du Christ. Chacun de nous en croise sur son propre chemin. Toute vie qui vient à notre rencontre est un don et mérite accueil, respect, amour”.
A cela nous appellant nos prières liturgiques à travers les semaines de Carême, pour joindre les larmes au repentir et à la conversion (metanoia), à l’approche vers Dieu et à la rencontre avec Lui, et joindre à tout cela les œuvres de charité et de miséricorde.
C’est ce que nous lisons dans les Apostiches des Vêpres du lundi de la deuxième semaine de Carême: “Venez, purifions-nous dans le partage avec les pauvres, sans claironner nos aumônes, sans publier nos bienfaits; que notre gauche ne sache ce que fait notre droite de peur que la vaine gloire ne nous en ravisse le fruit, mais dans le secret disons à Celui qui connaît nos secrets: Père, pardonne-nous nos offenses, dans ta bonté pour les hommes”.
“Jeûnons d’un jeûne spirituel, rompons avec toute hypocrisie, fuyons aussi les pièges du péché, pardonnons à nos frères leurs offenses, afin qu’à nous aussi soient pardonnés nos péchés, et c’est ainsi que nous pourrons chanter: Que notre prière s’élève comme l’encens devant Toi, ô Seigneur notre Dieu!”
La joyeuse tristesse
La période du Carême était, au point de départ, un temps de préparation immédiate à la célébration de la fête de Pâques et de la glorieuse Résurrection, et à la réception du saint Baptême. Le temps du jeûne est donc une période de préparation à la Fête des Fêtes, à la saison des saisons, à la plus grande joie spirituelle, qui fait surgir en nous une ivresse spirituelle quand nous proclamons: Le Christ est ressuscité!
Notre pleur est une préparation à la joie: la joie de la pénitence, la joie du repentir, la joie de la confession de nos péchés, la joie de la rencontre avec Jésus et avec le prochain. La joie qui est le fruit des larmes. C’est une joie qui est ainsi décrite par le Pape François dans son Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium (1-2):
“La joie de l’Evangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par Lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. (…)
“Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherché maladive de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité”.
Chers vous, tous et toutes
J’ai le plaisir de vous offrir dans cette lettre un repas de Carême copieux. C’est un bouquet spiritual quarésimal, que j’ai cueilli pour vous dans le beau Paradis auquel nous retournons par le jeûne et les bonnes œuvres. C’est le Paradis de la Parole de Dieu, des cellules et des scites des moines, du parfum de l’encens de nos églises, dans lesquelles s’élèvent nos prières plus spécialement durant le Saint Carême.
Je vous souhaite, à tous et à toutes, un Carême béni, qui nous conduira aux joies de la Résurrection glorieuse, que nous allons célébrer ensemble, tous les chrétiens de l’Orient et de l’Occident. Nous espérons que la célébration commune de Pâques, cette année, soit le prélude de la célébration de la fête de Pâques à une date commune et fixe pour tous les chrétiens.
Nous demandons l’intercession de notrre Mère la Vierge bénie. Puisse-t-elle bénir notre jeûne! Nous l’invoquons pour nous-mêmes, et pour toute personne qui a besoin de la joie, par le langage des belles prières de la Paraclisis:
“Ne refuse pas les flots de nos larmes, ô Pure. Toi qui as donné naissance au Christ notre Dieu, qui a séché les larmes de tout visage.
“Remplis mon cœur de joie, ô Vierge. Celui qui en elle a établi sa demeure est la plénitude de la joie. Et éloigne de moi la tristesse du péché!” (Ode 9).
Saint et béni Carême! Que ce Carême nous guide par les larmes vers les joies de la Résurrection!
+ Gregorios III
Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient,
d’Alexandrie et de Jérusalem